Turbulent

Théodore de Banville
par Théodore de Banville
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A José-Maria de Heredia
O vous pour qui toujours le ciel s’irradia,

Véronèse des mots flambants, Heredia,

Vous que la Muse fête et suit d’un oeil affable,

Je veux exprès pour vous inventer une fable.

Jadis au temps du Roi-Soleil, quand Sévigné

Usurpait tout l’encens de l’Olympe indigné,

Le dieu qui réveilla les plus secrètes fibres,

La Fontaine eût conté cette histoire en vers libres,

En ces vers dont le pas comme un oiseau marchait.

Mais nous avons perdu son rhythme et son archet,

Et nous ferions, je pense, une triste figure

En voulant de son vol imiter l’envergure.

Donc, pour conter l’exploit d’un jeune malandrin,

Je me contenterai du vers alexandrin.

Mais avec sa grandeur, sa flamme et son délire,

Il suffit à la joie immense de la Lyre,

Et mon maître, le roi du faste oriental,

Qui dans l’ardent brasier forgea son dur métal,

A prouvé qu’il sait être, avec son fier mélange,

Bon pour Benvenuto comme pour Michel-Ange.

On en fait, si l’on veut, le glaive aux durs éclairs,

Ou le joyau qui rit à l’azur des yeux clairs,

Ou le paillon furtif du svelte funambule.

Mais, poëte, j’arrête ici mon préambule.

Voici le fait. Ce dieu, souvent digne du fouet,

L’enfant Éros avait disloqué son jouet

Et son pantin funèbre et morne rendait l’âme.

Ces deux êtres formaient un assemblage infâme,

L’un pantelant, brisé, tordu, le corps en deux,

Et l’autre s’acharnant sur des débris hideux.

Oh! le pantin! Ses bras éperdus et fantasques

Se balançaient, épars, comme des choses flasques,

Et la langue bleuie était horrible à voir.

L’enfant tirait toujours le nez tragique et noir

Du misérable, et fou comme un loup dans son antre,

Lui fourrait jusqu’au fond ses ongles dans le ventre.

Sur le beau pavé d’or, à présent méprisés,

Gisaient partout des traits cassés, des arcs brisés

Et la chambre de jaspe avait l’air d’un vrai bouge.

Mais Aphrodite vint et se fâcha tout rouge.

Oh! le vrai brise-fer et l’indocile enfant!

Dit-elle. Donc tu fais tout ce qu’on te défend.

C’est Massacre et Fureur que le grand ciel te nomme.

A quoi sert-il d’avoir une mère économe?

Va, tes caprices, plus cruels que les autans,

Nous auront ruinés avant qu’il soit longtemps

Et nous mourrons de faim dans nos terres en friche.

Pour le moment, il est certain que je suis riche.

Mes domaines, trésors toujours inépuisés,

Sont tous ceux où frémit le doux vol des baisers.

J’ai Naples, dont jamais le golfe n’est morose,

Et j’ai Paris et j’ai Venise toute rose.

Mais au train dont tu vas pour me désespérer,

Je n’aurai bientôt plus que les yeux pour pleurer.

Par suite des excès farouches où tu tombes,

Je n’aurai plus de quoi nourrir mes deux colombes.

Dans ce pays qu’au ciel bleu nous assimilions,

Que me restera-t-il? De vagues millions.

Et réduite, pleurant mon antique richesse,

A marcher sur la pourpre ainsi qu’une duchesse,

On me verra bientôt parer mes bras charmants

Avec ces cailloux vils qu’on nomme diamants.

C’est ainsi qu’Aphrodite, en sa douleur amère,

Se plaignait. Mais Éros lui dit: Ma douce mère,

Ne gronde pas. Fluide et plus subtile encor,

La flamme du soleil rit dans tes cheveux d’or.

A l’avenir, je veux être sage comme une

Image. On trouvera ma bonté peu commune.

Jamais plus je n’aurai de cruel appétit

Et tu voudras encore embrasser ton petit.

O Mère, il est bien vrai que d’une façon nette

J’ai démantibulé notre marionnette,

Mais parfois, ce n’est pas ma faute, mon sang bout.

J’en ai fait un débris, des loques, rien du tout,

Un haillon ridicule et triste. Mais, en somme,

Ce pantin ne valait pas cher. Ce n’est que l’Homme.
Novembre 1887.

Théodore de Banville

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