A M. Tournier de Zamble

Valery Larbaud
par Valery Larbaud
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en lui envoyant le manuscrit d’Europe
Encore un poëme, cher

Monsieur

Xavier-Maxence pour les dames;

Un poëme à la suite de ceux

Esquels je distillai mes âmes,

Car aussi bien j’en ai plusieurs.
De

Pompier j’imite le style :

Cet auteur écrivait si bien !

C’était coulant, c’était facile :

Chacun y retrouvait du sien;

Je suis son disciple docile.
Mon éditeur, éditez-moi

Ce dernier effort de ma muse,

Le dernier (hélas) je le crois,

Car le génie à la fin s’use,

Et le cygne reste sans voix.
Trop de plaisirs et de mollesse

M’a l’esprit tout débilité;

L’hôtel où gîtent les bougresses
Plus que toi,

Délos, j’ai hanté.

Et plus le bourdeau que

Permesse!
Un minuit en mer comme il y en a tant :

Le

Cunarder au bruit doux sur la mer sans lune.

Il ferait chaud, n’était ce vent.
Le bruit de la vague la plus voisine : un éclaboussement;

Et l’autre vague un peu plus loin : une aspersion;

Et l’autre encore : un grondement lointain ;

Et l’autre, se retournant, fait «

Chut! »

Et toutes les vagues de la mer longtemps murmurent.

Les salons sont pleins de lumière sous les ponts,

Et pleins de

Messieurs en noir et de

Dames en robes basses.
Savoure, ô faible cœur, l’angoisse de cette heure.
Ne songe plus qu’à ton enfance.

Quoi, tu pleures ?
Non, non, ne pleure pas : écoute les tziganes
Qui jouent dans la restauration, à l’arrière…
Le poète est debout auprès de sa compagne
Étendue sur un divan, sous des fourrures, à l’avant,
«

Un ange, une jeune

Espagnole » qui par instants,
Pensant à lui, lui dit à mi-voix :
«

Mein

Liebling! »
Et de nouveau le bruit indifférent des vagues.
Tiens, un éclair!
Mais non; ce n’est pas possible; il fait beau temps…
Et toujours le vent et le bruit des flots sans fin…
Encore un!

Là, là-bas, regarde!
C’est toujours dans ce même coin du ciel.
Ça passe comme une faux sur des avoines.
Tiens, encore;
Ça dure une seconde à peine.

On dirait
Que cela tourne.
Là : il passe!…
J’ai vu le feu tourner; le phare, comme un dément
Tourne sa tête flamboyante dans la nuit, géant derviche,
Et, dans son vertige de lumière.
Il éclaire la route de campagne, la haie en fleur, la
chaumière,

Et le bicvcliste attardé, et la voiture du médecin sur la
lande,

Et les abîmes déserts où le paquebot fait route.

J’ai vu le feu tourner, et je me tais.

Demain matin, les gens du salon, montant sur le pont

Où le vent piquera leurs joues et leurs yeux froids,

Crieront : «

La

Terre! »

Et s’extasieront dans leurs cache-nez.
Europe, c’est donc toi, je te surprends de nuit.
Je vous retrouve dans votre lit parfumé, ô mes amours!
J’ai vu la première et la plus avancée
De tes milliards de lumières.
Là, dans ce petit coin de terre, tout rongé
De l’Océan qui embrasse d’immenses îles
Dans les mille replis de ses gouffres inconnus,
Là, sont les nations civilisées,
Avec leurs capitales énormes, si lumineuses, la nuit,
Que même au-dessus des jardins leur ciel est rose.
Les banlieues se prolongent dans les prairies teigneuses,
Les réverbères éclairent les routes au delà des portes;
Les trains illuminés glissent dans les tranchées;
Les wagons-restaurants sont pleins de gens à table;

Les voitures, en rangs noirs, attendent

Que les gens sortent des théâtres, dont les façades

Se dressent toutes blanches sous la lumière électrique

Qui siffle dans les globes laiteux incandescents.

Les villes tachent la nuit comme des constellations :

Il y en a au sommet des montagnes,

A la source des fleuves, au milieu des plaines,

Et dans les eaux mêmes, où elles mirent leurs feux rouges…
«

Demain, tous les magasins seront ouverts, ô mon âme… »
II
Fi des pays coloniaux, qui n’ont pour eux
Que les merveilles de la nature, et n’ont pas su
Même se procurer un

Théocrite.
Dégoût des jours passés sur le hamac,
En vêtements de toile, dans des villes sans boutiques :
Dégoût des chasses aux bêtes fauves, des résidences
Royales des

Indes et des cités d’Australasie,
Où l’on ne fait que penser à toi, par toi,

Europe.
Car là, dans le brouillard, sont les bibliothèques!
Oh! tout apprendre, oh! tout savoir, toutes les langues!
Avoir lu tous les livres et tous les commentaires;
Oh, le sanscrit, l’hébreu, le grec et le latin!
Pouvoir se reconnaître dans un texte quelconque
Qu’on voit pour la première fois! et dominer le monde,
Par la science, de la coulisse, comme on tiendrait
Dans un seul poing les ficelles de ces pantins multicolores.

Sentir qu’on est si haut qu’on est pris de vertige,

Comme si quelqu’un vous murmurait les mots : «

Je te donnerai tout cela », sur la montagne!
III
Europe! tu satisfais ces appétits sans bornes
De savoir, et les appétits de la chair,
Et ceux de l’estomac, et les appétits
Indicibles et plus qu’impériaux des

Poètes,
Et tout l’orgueil de l’Enfer.
(Je me suis parfois demandé si tu n’étais pas une des
marches, un canton adjacent de l’Enfer.)

O ma

Muse, fille des grandes capitales! tu reconnais tes
rythmes

Dans ces grondements incessants des rues interminables.

Viens, quittons nos habits du soir, et revêtons

Moi ce veston usé et toi cette robe de laine,

Et mêlons-nous au commun peuple que nous ignorons.

Allons danser au bal des étudiants et des grisettes,

Allons nous encanailler au café-concert !

Dis-toi
Que nous ne sommes ici que des hôtes de passage

Dont les empreintes marquent à peine, sans doute,

Sur cette boue légère et brillante que nous foulons.

Quand nous voudrons, nous rentrerons aux forêts
vierges.

Le désert, la prairie, les

Andes colossaux,
Le

Nil blanc,

Téhéran,

Timor, les

Mers du

Sud,

Et toute la surface planétaire sont à nous, quand nous voudrons!
Car si j’étais un de ceux-là qui vivent toujours ici
Travaillant du matin au soir dans des usines.
Et dans des bureaux, et allant dans des soirées.
Ou jouer pour la centième fois un rôle dans un théâtre,
Ou dans les cercles, ou dans les réunions hippiques.
Je n’y pourrais tenir! et tel qu’un paysan
Qui revient après avoir vendu sa récolte a la ville,
Je partirais,
Un bâton à la main, et j’irais, et j’irais,
Je marcherais sans m’arrêter vers l’Equateur!
Pour moi,
L’Europe est comme une seule grande ville
Pleine de provisions et de tous les plaisirs urbains,
Et le reste du monde
M’est la campagne ouverte où, sans chapeau,
Je cours contre le vent en poussant des cris sauvages!
IV
A

Colombo ou à

Nagasaki je lis les

Baedekers

De l’Espagne et du

Portugal ou de l’Autriche-Hongrie;

Et je contemple les plans de certaines villes de second rang,
Et leur description succincte, je la médite.
Les rues où j’ai habité sont marquas là,
Les hôtels où j’allais dîner, et les petits théâtres.
Ce sont des villes où ne vont jamais les touristes,

Et les choses n’y changent de place pas plus

Que les mots dans les pages d’un livre.
On quitte le « pueblo » un beau matin; on va
A la

Estacion del

Norte dans l’omnibus antique
De la

Fonda de

Aragon.

Petite ville,
Reste tranquille, je te sais fidèle, je reviendrai :
Les

Indes, le

Japon, ce n’est pas loin pour moi;
L’année prochaine, ou dans quelques mois peut-être,
Passant à

Barcelone ou à

Séville, je prendrai
(J’aurai ce courage!) le

Correo plein de lenteur,
Et l’omnibus de la

Fonda de

Aragon contiendra ce
voyageur

Et le ballottera au rythme strident des vitres

Le long des rues étroites entre les maisons comme un
décor,

Tout comme s’il était parti la veille et retenait

Après une visite a la ville voisine.
Et vous, ports de l’Istrie et de la

Croatie,

Et rivages dalmates, vert et gris et blanc pur!

Pola dans la baie claire est pleine de navires

Cuirassés, entre des bancs de gazon vert, navires
pavoises

De gais drapeaux rouges et blancs sous un ciel tendre.

Kherso,

Abbazzia,

Fiume,

Veglia, villes neuves,

Ou du moins qui paraissez neuves, sans qu’on sache

Pourquoi;

Zara,

Sebenico,

Spalato, et

Raguse

Comme un panier de fleurs incliné près des flots;

Et les

Bouches de

Cattaro, où l’on n’en finit plus

De suivre toujours la mer au milieu des montagnes

Crénelées d’inaccessibles citadelles vénitiennes.
O

Cattaro, petite boîte, petite forteresse qu’on donnerait

Pour les étrennes à un enfant (il n’y manque pas même

Le poste des soldats verdâtres à la porte);

Petite boite de construction, mais toute pleine

D’une odeur de rose venue on ne sait d’où.
Et, après ces pays en bois découpé et peint qui sent
bon,

Et que d’austères et d’abruptes montagnes noires
enveloppent d’ombre et de fraîcheur,

Aride, toi, ardue, route du

Monténégro, route du
vertige
D’où l’on voit les forts autrichiens et les vaisseaux, en bas,
Aussi petits qu’au petit bout de la lorgnette.
(0 route! et chevaux monténégrins, quelles terreurs
Vous m’avez inspirées, dans ce vieux landau bleu!)
Le diligence rouge vole en avant
Dans ce pays de pierre grise, où un arbre
Est agréable à voir comme toute une forêt,
Dans ce pays gris et noir où, au fond des vallées
Profondes comme des puits, on aperçoit
D’invraisemblablement petits champs verts, bleus, jaunes et gris clair, encadrés de pierres,
Comme un lambeau du maillot d’Arlequin tombé là.
Mais

Njégus est un village rouge et blanc, clair et gai,
Dans une vallée à peine sèche des eaux du déluge.
Routes tristes des environs de

Cettigne (avec le

Belvédère); et parfois
Dans la nette aridité grise de ses gouffres minéraux
Qui font penser aux paysages lunaires,
Éclate soudain, comme si les pierres parlaient, une musique
Dure, triste et bien scandée, et qui remplit
Le ciel encombré de rochers avec sa fanfare grandissante.
Et l’âme inquiétée se troublait et ne savait que répondre
A ces voix bien ordonnées entendues de toutes parts
Dans l’absolue solitude,
Quand paraissent enfin au détour d’une route les premiers rangs d’un régiment grenat et bleu.
Puis vers

Rjéka, alors qu’on voit, comme dans un nouveau monde, le lac de

Scutari,
Il y a de tristes boutiques en plein vent, tendues d’An-drinople rouge qui sent fort,
Et des

Albanais blancs aux ganses noires passent farouchement,
Des pistolets à la ceinture…
Et tandis que les grands vaisseaux de l’Orient et du
Pacifique

Dorment sous la parure de tous leurs feux allumés,

Dans l’immense port d’Extrême-Orient, je revois

De la fenêtre de la salle à manger du

Grand

Hôtel, à
Cettigne,

Les maisons basses et peintes en couleurs ternes,

Et la tristesse des villes slaves, plus triste

D’être dépaysée dans ce pays.

L’énorme chien du

Grand-Hôtel

Vuletich —

Turc, je
crois — il me semble

Le revoir couché au soleil, bonne bête couleur de café
au lait;

Il dormait dans le calme du hameau-capitale…

Pauvre gros

Turc, peut-être il est crevé, à présent…
Eau de l’Océan

Atlantique
Dans la baignoire d’argent de ma maison de

Londres,
Que ton odeur m’est douce et âpre, tandis
Que d’un bras humide
J’agite devant ma face un éventail parfumé!
Oh! ici enfin je suis bien, avec l’Océan chez moi
Et

Grosvenor

Square vu à travers mille fleurs aux
fenêtres.

Ma belle maison ! (Combien différente

De celle où je naquis à

Campamento,

Au bord du désert d’Arequipa — au diable.)

Mais quoi! je sens qu’il faut à ce cœur de vagabond

La trépidation des trains et des navires,

Et une angoisse sans bonheur sans cesse alimentée.

Valery Larbaud

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