L’Eterna Voluttà
Nulle des choses les plus douces :
Ni le parfum des fleurs décomposées,
Ni de la musique en pleine mer,
Ni l’évanouissement bref
De la chute des escarpolettes
(Les yeux fermés, les jambes bien tendues),
Ni une main tiède et caressante dans mes cheveux
M’emplissant le crâne de mille petits démons*
Semblables à des pensées musicales;
Ni la caresse froide des orgues
Dans le dos, à l’église;
Ni le chocolat même,
Soit en tablettes fondantes,
Fraîches d’abord puis brûlantes,
Grasses comme des moines,
Tendres comme le
Nordl
Soit liquide et fumant
(Hausse vers moi ton baiser lourd, colorada!
Qu’il me pénètre jusqu’à l’essoufflement,
Laissant du feu parfumé après lui
Et une moiteur délicate sur tout mon corps…)
Ni le fumet d’amandes de certains fards;
Ni la vue des choses à travers des vitres rouges,
Ou mauves ou vertes
Comme chez
Daniéli, à
Venise, au fumoir;
Ni la sensation précieuse de la peur,
Ni le parfum des laques, ni
Les cris matinaux des coqs en pleine ville —
Nul des plus beaux spectacles :
Ni la
Méditerranée
Avec son odeur à elle, acre et bleue,
Avec son froissement et son battement
Si caressants et courts
Sur les flancs des navires. —
(Oh! nuits sur le pont, quand pas malade, avec l’officier
de quart!
Et toi, vigie, ange gardien de l’équipage,
Combien ai-je passé de nuits, silencieux,
A tes pieds, voyant les étoiles dans tes yeux,
Tandis que
Boréas nous soufflait au visage.)
Avec ses îles,
Innombrables, diverses,
Les unes blanches avec le gris-vert des oliviers,
Les autres dorées, où l’on aperçoit des villages;
D’autres : de longues choses bleues qui se cachent;
Avec des détroits pleins de musique,
Bonifacio semblable aux portes de la mort,
Messine avec le
Faro,
Scylla étincelant
Dans la nuit,
Les
Lipari avec de rares lumières (une, haute et rouge
et coulante) ;
Et tout le jour
Toute cette mer
Pareille à un grand jardin fleuri…
Non, aucune de ces choses,
Aucun de ces spectacles,
Ne saurait me distraire
De la volupté éternelle de la douleur
I
Vous voyez en moi un homme
Que le sentiment de l’injustice sociale
Et de la misère du monde
A rendu complètement foui
Ah! je suis amoureux du mal!
Je voudrais l’étreindre et m’identifier à lui;
Je voudrais lo porter dans mes bras comme le berger porte
L’agneau nouveau-né encore gluant…
Donnez-moi la vue de toutes les souffrances,
Donnez-moi le spectacle de la beauté outragée,
De toutes les actions honteuses et de toutes les pensées viles
(Je veux moi-même créer plus de douleur encore;
Je veux souffler la haine comme un bûcher).
Je veux baiser le mépris à pleines lèvres;
Allez dire à la
Honte que je meurs d’amour pour elle;
Je veux me plonger dans l’infamie
Comme dans un lit très doux;
Je veux faire tout ce qui est justement défendu;
Je veux être abreuvé de dérision et de ridicule;
Je veux être le plus ignoble des hommes.
Que le vice m’appartienne,
Que la dépravation soit mon domaine!
II faut que je venge tous ceux qui souffrent
(Et le bonheur n’est pas non plus dans l’innocence);
Je veux aller plus loin que tous
Dans l’ignominie et la réprobation,
Je veux souffrir avec tout le monde,
Plus que tout le monde !
Ne fermez pas la porte!
Il faut que j’aille me vendre à n’importe quel prix;
Il faut que je me prostitue corps et âme;
J’ai si faim de mépris!
J’ai si soif d’abjection!
Et tant d’autres en sont repus; tant d’autres :
Les
Pauvres!
Hélas, je suis trop riche; le
Mal
M’est à jamais interdit quoi que je fasse :
Je suis un
Riche, naturellement bon et vertueux;
Si j’étais plus riche encore, peut-être
Je pourrais acheter la
Honte,
Et la douleur et la bassesse toute nue du monde?
Mais que du moins j’entende,
Monter toujours
Le cri de la douleur du
Monde.
Que mon cœur s’en remplisse ineffablement;
Que je l’entende encore de mon tombeau,
Et que la grimace de mon visage mort
Dise ma joie de l’entendre!
Valery Larbaud