Thalassa
Couché sur le divan au fond de la cabine
(Bercé comme une poupée aux bras d’une fillette folle
Par le tangage et le roulis — gros temps),
J’ai sur l’âme un cercle lumineux : le hublot,
Comme une vitrine de boutique où l’on vendrait la
mer;
Et, à demi sommeillant, je rêve
De construire, dans une forme inusitée encore, un
poème
A la gloire de la mer.
O
Homère! ô
Virgile!
O
Corpus
Poeticum
Boréale!
C’est dans vos pages
Qu’il faut chercher les vérités éternelles
De la mer, et ces mythes qui expriment un aspect du
temps,
Et les féeries de la mer, et l’histoire des vagues,
Et le printemps marin, et l’automne marin,
Et l’accalmie qui fait une route plate et verte
Au char de
Neptune et aux cortèges des
Néréides.
J’ai sur l’âme un cercle lumineux qui voyage
De haut en bas, tantôt empli du bleu-gris moucheté
de blanc
Du paysage méditerranéen, avec un coin de ciel
Pâle, tantôt
C’est le ciel qui descend remplir le cercle, tantôt
Je plonge dans une lumière glauque et froide,
Tourbillonnante, et tantôt, d’un seul coup,
Le hublot aveuglé de bave bondit s’éblouir en plein ciel
blanc.
Passe, sur cette ligne d’horizon toujours mouvante,
Grand comme un jouet, un vapeur roumain, peint en blanc;
11 roule comme sur un chemin crevé de fondrières, et
l’hélice
Sort parfois de la mer et bat l’air plein d’écume.
Us saluent, du drapeau d’arrière, à mi-mât,
Bleu — jaune — rouge.
Bruits du navire : voix dans un corridor,
Craquements des boiseries, grincements des lampes
oscillantes,
Rythme des machines, leur odeur fade par bouffées,
Cris mangés de vent, qui brouillent la musique
D’une mandoline égrenant : «
Sobre las olas del mar… »
Et le bruit coutumier qui finit par être silence.
Oh
I sur le pont, là-haut, le vent long et féroce, le vent pirate
Sifflant dans les cordages, et faisant claquer comme un fouet
Le drapeau de bandes et d’étoiles aux trois couleurs…
Valery Larbaud