Un Minuit en Mer…
Un minuit en mer comme il y en a tant :
Le
Cunarder au bruit doux sur la mer sans lune.
Il ferait chaud, n’était ce vent.
Le bruit de la vague la plus voisine :
un éclaboussement ;
Et l’autre vague un peu plus loin : une aspersion ;
Et l’autre encore : un grondement lointain ;
Et l’autre, se retournant, fait «
Chut ! »
Et toutes les vagues de la mer longtemps murmurent.
Les salons sont pleins de lumière sous les ponts,
Et pleins de
Messieurs en noir et de
Dames
en robes basses.
Savoure, ô faible cœur, l’angoisse de cette heure.
Ne songe plus qu’à ton enfance.
Quoi, tu pleures ?
Non, non, ne pleure pas : écoute les tziganes
Qui jouent dans la restauration, à l’arrière…
Le poète est debout auprès de sa compagne Étendue sur un divan, sous les fourrures, à l’avant, «
Un ange, une jeune
Espagnole » qui par instants,
Pensant à lui, lui dit à mi-voix : «
Mein
Liebling ! »
Et de nouveau le bruit indifférent des vagues.
Tiens, un éclair !
Mais non ; ce n’est pas possible ; il fait beau temps…
Et toujours le vent et le bruit des flots sans fin…
Encore un !
Là, là-bas, regarde !
C’est toujours dans ce même coin du ciel. Ça passe comme une faux sur des avoines.
Tiens, encore ;
Ça dure une seconde à peine.
On dirait
Que cela tourne.
Là : il passe !…
J’ai vu le feu tourner ; le phare, comme un dément
Tourne sa tête flamboyante dans la nuit, géant derviche,
Et, dans son vertige de lumière,
Il éclaire la route de campagne, la haie en fleur,
la chaumière,
Et le bicycliste attardé, et la voiture du médecin
sur la lande,
Et les abîmes déserts où le paquebot fait route.
J’ai vu le feu tourner, et je me tais.
Demain matin, les gens du salon, montant sur le pont
Où le vent piquera leurs joues et leurs yeux froids,
Crieront : «
La
Terre ! »
Et s’extasieront dans leurs cache-nez.
Valery Larbaud
Mer