Yaravi
Dans ce grand souffle de vent noir que nous fendons
Exalté, j’erre en pleurant sur le pont du yacht;
Minuit en mer, pas une côte en vue.
Tout à l’heure au coucher du soleil,
Dans la brume grondaient les canons du
Bosphore,
La côte d’Asie à la côte d’Europe répondant
(Pour guider les vaisseaux) de quart d’heure en quart
d’heure.
Et c’est avec ces bruits guerriers à la poupe que,
bondissant,
Mon navire au nom bouffon, le «
Narrenschiff »,
Est entré dans cette nuit de poix et ce chaos du
Pont-
Euxin…
Encore enfant, j’ai parcouru ce chemin
D’obscurité, ce déroulement du grand flot porphyreen
Tout chargé des livides fleurs d’edelweiss maritime.
O demain! le lever du jour sur les rivages
Et dans mon cher cœur plein de cloches!
A l’infini, les côtes de l’Empire ottoman
Roses et vertes, aux ondulations douces, où se cachent
Des villages couleur de la terre et de vieilles forteresses;
Ou bien l’approche d’un port russe, annoncé
Par des milliers de courges vertes flottant sur l’eau brillante
(Comme l’Ausonie parfois, plus discrètement,
S’annonce au navigateur par un fiaschetto vide que
berce
Le flot tyrrhénien).
Oh, les levers du soleil d’été sur les mers retentissantes
Et le silence des rivages vus au loin !
Mais laissez-moi m’attendrir un peu sur mon enfance,
Me revoir à quinze ans dans les rues d’Odessa;
Laissez-moi pleurer dans la nuit sans savoir pourquoi,
Et chanter dans le vent ces vers : «
Ya que para mi no vives »,
Sur uo air de valse entendu je ne sais où, un air des tziganes,
Chanter en sanglotant sur un air de tziganesI
Le souvenir me fait revoir des pays éblouissants :
Des rades pleines de navires et des ports bleus
Bordés de quais plantés de palmiers géants et de figuiers
Gigantesques, pareils à des tentes de peau pendues aux cieux;
Et d’immenses forêts à demi submergées,
Et les paseos ombragés de
Barcelone;
Des dômes d’argent et de cristal en plein azur;
Et la
Petite-Cythère, creuse comme une coupe,
Où, le long des ruisseaux les plus calmes du monde,
Se jouent toutes les pastorales du vieux temps;
Et ces îles grecques qui flottent sur la mer…
Je ne saurais dire si c’est de désespoir ou bien de joie
Que je pleure ainsi, mêlant
Mes sanglots étouffés aux cris de panique de l’aquilon,
Au rythme de la machinerie, au tonnerre et au sifflement
Des vagues tordues en masses de verre sur les flancs
Du navire, et tout à coup étalées comme un manteau
de pierreries (Mais tout cela est invisible)…
Mais ma douleur…
Oh, ma douleur, ma bien-aimée!
Qui adoptera cette douleur sans raison,
Que le passé n’a pas connue et dont l’avenir
Ignorera sans doute le secret?
Oh, prolonger le souvenir de cette douleur moderne,
Cette douleur qui n’a pas de causes, mais
Qui m’est un don des
Cieux.
Valery Larbaud