À un riche

Victor Hugo
par Victor Hugo
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Jeune homme ! je te plains ; et cependant j’admire
Ton grand parc enchanté qui semble nous sourire,
Qui fait, vu de ton seuil, le tour de l’horizon,
Grave ou joyeux suivant le jour et la saison,
Coupé d’herbe et d’eau vive, et remplissant huit lieues
De ses vagues massifs et de ses ombres bleues.
J’admire ton domaine, et pourtant je te plains !
Car dans ces bois touffus de tant de grandeur pleins,
Où le printemps épanche un faste sans mesure,
Quelle plus misérable et plus pauvre masure
Qu’un homme usé, flétri, mort pour l’illusion,
Riche et sans volupté, jeune et sans passion,
Dont le coeur délabré, dans ses recoins livides,
N’a plus qu’un triste amas d’anciennes coupes vides,
Vases brisés qui n’ont rien gardé que l’ennui,
Et d’où l’amour, la joie et la candeur ont fui !

Oui, tu me fais pitié, toi qui crois faire envie !
Ce splendide séjour sur ton coeur, sur ta vie,
Jette une ombre ironique, et rit en écrasant
Ton front terne et chétif d’un cadre éblouissant.

Dis-moi, crois-tu, vraiment posséder ce royaume
D’ombre et de fleurs, où l’arbre arrondi comme un dôme,
L’étang, lame d’argent que le couchant fait d’or,
L’allée entrant au bois comme un noir corridor,
Et là, sur la forêt, ce mont qu’une tour garde,
Font un groupe si beau pour l’âme qui regarde !
Lieu sacré pour qui sait dans l’immense univers,
Dans les prés, dans les eaux et dans les vallons verts,
Retrouver les profils de la face éternelle
Dont le visage humain n’est qu’une ombre charnelle !

Que fais-tu donc ici ? Jamais on ne te voit,
Quand le matin blanchit l’angle ardoisé du toit,
Sortir, songer, cueillir la fleur, coupe irisée
Que la plante à l’oiseau tend pleine de rosée,
Et parfois t’arrêter, laissant pendre à ta main
Un livre interrompu, debout sur le chemin,
Quand le bruit du vent coupe en strophes incertaines
Cette longue chanson qui coule des fontaines.

Jamais tu n’as suivi de sommets en sommets
La ligne des coteaux qui fait rêve ; jamais
Tu n’as joui de voir, sur l’eau qui reflète,
Quelque saule noueux tordu comme un athlète.
Jamais, sévère esprit au mystère attaché,
Tu n’as questionné le vieux orme penché
Qui regarde à ses pieds toute la pleine vivre
Comme un sage qui rêve attentif à son livre.

L’été, lorsque le jour est par midi frappé,
Lorsque la lassitude a tout enveloppé,
A l’heure où l’andalouse et l’oiseau font la sieste,
Jamais le faon peureux, tapi dans l’antre agreste,
Ne te vois, à pas lents, loin de l’homme importun,
Grave, et comme ayant peur de réveiller quelqu’un,
Errer dans les forêts ténébreuses et douces
Où le silence dort sur le velours des mousses.

Que te fais tout cela ? Les nuages des cieux,
La verdure et l’azur sont l’ennui de tes yeux.
Tu n’est pas de ces fous qui vont, et qui s’en vantent,
Tendant partout l’oreille aux voix qui partout chantent,
Rendant au Seigneur d’avoir fait le printemps,
Qui ramasse un nid, ou contemple longtemps
Quelque noir champignon, monstre étrange de l’herbe.
Toi, comme un sac d’argent, tu vois passer la gerbe.
Ta futaie, en avril, sous ses bras plus nombreux
A l’air de réclamer bien des pas amoureux,
Bien des coeurs soupirants, bien des têtes pensives ;

Toi qui jouis aussi sous ses branches massives,
Tu songes, calculant le taillis qui s’accroît,
Que Paris, ce vieillard qui, l’hiver, a si froid,
Attend, sous ses vieux quais percés de rampes neuves,
Ces longs serpents de bois qui descendent les fleuves !
Ton regard voit, tandis que ton oeil flotte au loin,
Les blés d’or en farine et la prairie en foin ;
Pour toi le laboureur est un rustre qu’on paie ;
Pour toi toute fumée ondulant, noire ou gaie,
Sur le clair paysage, est un foyer impur
Où l’on cuit quelque viande à l’angle d’un vieux mur.
Quand le soir tend le ciel de ses moires ardentes
Au dos d’un fort cheval assis, jambes pendantes,
Quand les bouviers hâlés, de leur bras vigoureux
Pique tes boeufs géants qui par le chemin creux
Se hâtent pêle-mêle et s’en vont à la crèche,
Toi, devant ce tableau tu rêves à la brèche
Qu’il faudra réparer, en vendant tes silos,
Dans ta rente qui tremble aux pas de don Carlos !

Au crépuscule, après un long jour monotone,
Tu t’enfermes chez toi. Les tièdes nuits d’automne
Versent leur chaste haleine aux coteaux veloutés.
Tu n’en sais rien. D’ailleurs, qu’importe ! A tes côtés,
Belles, leur bruns cheveux appliqués sur les tempes,
Fronts roses empourprés par le reflet des lampes,
Des femmes aux yeux purs sont assises, formant
Un cercle frais qui borde et cause doucement ;
Toutes, dans leurs discours où rien n’ose apparaître,
Cachant leurs voeux, leur âmes et leur coeur que peut-être
Embaume un vague amour, fleur qu’on ne cueille pas,
Parfum qu’on sentirait en se baissant tout bas.
Tu n’en sais rien. Tu fais, parmi ces élégies,
Tomber ton froid sourire, où, sous quatre bougies,
D’autres hommes et toi, dans un coin attablés
Autour d’un tapis vert, bruyants, vous querellez
Les caprices du whist, du brelan ou de l’hombre.
La fenêtre est pourtant pleine de lune et d’ombre !

Ô risible insensé ! vraiment, je te le dis,
Cette terre, ces prés, ces vallons arrondis,
Nids de feuilles et d’herbe où jasent les villages,
Ces blés où les moineaux ont leurs joyeux pillages,
Ces champs qui, l’hiver même, ont d’austères appas,
Ne t’appartiennent point : tu ne les comprends pas.

Vois-tu, tous les passants, les enfants, les poètes,
Sur qui ton bois répand ses ombres inquiètes,
Le pauvre jeune peintre épris de ciel et d’air,
L’amant plein d’un seul nom, le sage au coeur amer,
Qui viennent rafraîchir dans cette solitude,
Hélas ! l’un son amour et l’autre son étude,
Tous ceux qui, savourant la beauté de ce lieu,
Aiment, en quittant l’homme, à s’approcher de Dieu,
Et qui, laissant ici le bruit vague et morose
Des troubles de leur âme, y prennent quelque chose
De l’immense repos de la création,
Tous ces hommes, sans or et sans ambition,
Et dont le pied poudreux ou tout mouillé par l’herbe
Te fait rire emporté par ton landau superbe,
Sont dans ce parc touffu, que tu crois sous ta loi,
Plus riches, plus chez eux, plus les maîtres que toi,
Quoique de leur forêt que ta main grille et mure
Tu puisses couper l’ombre et vendre le murmure !

Pour eux rien n’est stérile en ces asiles frais.
Pour qui les sait cueillir tout a des dons secrets.
De partout sort un flot de sagesse abondante.
L’esprit qu’a déserté la passion grondante,
Médite à l’arbre mort, aux débris du vieux pont.
Tout objet dont le bois se compose répond
A quelque objet pareil dans la forêt de l’âme.
Un feu de pâtre éteint parle à l’amour en flamme.
Tout donne des conseils au penseur, jeune ou vieux.
On se pique aux chardons ainsi qu’aux envieux ;
La feuille invite à croître ; et l’onde, en coulant vite,
Avertit qu’on se hâte et que l’heure nous quitte.
Pour eux rien n’est muet, rien n’est froid, rien n’est mort.
Un peu de plume en sang leur éveille un remord ;
Les sources sont des pleurs ; la fleur qui boit aux fleuves,
Leur dit : Souvenez-vous, ô pauvres âmes veuves !

Pour eux l’antre profond cache un songe étoilé ;
Et la nuit, sous l’azur d’un beau ciel constellé,
L’arbre sur ses rameaux, comme à travers ses branches,
Leur montre l’astre d’or et les colombes blanches,
Choses douces aux coeurs par le malheur ployés,
Car l’oiseau dit : Aimez ! et l’étoile : Croyez !

Voilà ce que chez toi verse aux âmes souffrantes
La chaste obscurité des branches murmurantes !
Mais toi, qu’en fais tu ? dis. — Tous les ans, en flots d’or,
Ce murmure, cette ombre, ineffable trésor,
Ces bruits de vent qui joue et d’arbre qui tressaille,
Vont s’enfouir au fond de ton coffre qui bâille ;
Et tu changes ces bois où l’amour s’enivra,
Toute cette nature, en loge à l’opéra !

Encor si la musique arrivait à ton âme !
Mais entre l’art et toi l’or met son mur infâme.
L’esprit qui comprend l’art comprend le reste aussi.
Tu vas donc dormir là ! sans te douter qu’ainsi
Que tous ces verts trésors que dévore ta bourse,
Gluck est une forêt et Mozart une source.

Tu dors ; et quand parfois la mode, en souriant,
Te dit : Admire, riche ! alors, joyeux, criant,
Tu surgis, demandant comment l’auteur se nomme,
Pourvu que toutefois la muse soit un homme !
Car tu te roidiras dans ton étrange orgueil
Si l’on t’apporte, un soir, quelque musique en deuil,
Urne que la pensée a chauffée à sa flamme,
Beau vase où s’est versé tout le coeur d’une femme.

Ô seigneur malvenu de ce superbe lieu !
Caillou vil incrusté dans ces rubis en feu !
Maître pour qui ces champs sont pleins de sourdes haines !
Gui parasite enflé de la sève des chênes !
Pauvre riche ! — Vis donc, puisque cela pour toi
C’est vivre. Vis sans coeur, sans pensée et sans foi.
Vis pour l’or, chose vile, et l’orgueil, chose vaine.
Végète, toi qui n’as que du sang dans la veine,
Toi qui ne sens pas Dieu frémir dans le roseau,
Regarder dans l’aurore et chanter dans l’oiseau !

Car, — et bien que tu sois celui qui rit aux belles
Et, le soir, se récrie aux romances nouvelles, —
Dans les coteaux penchants où fument les hameaux,
Près des lacs, près des fleurs, sous les larges rameaux,
Dans tes propres jardins, tu vas aussi stupide,
Aussi peu clairvoyant dans ton instinct cupide,
Aussi sourd à la vie à l’harmonie, aux voix,
Qu’un loup sauvage errant au milieu des grands bois !

Le 22 mai 1837.

Victor Hugo

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