Dans l’église de ***

Victor Hugo
par Victor Hugo
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I.

C’était une humble église au cintre surbaissé,
L’église où nous entrâmes,
Où depuis trois cents ans avaient déjà passé
Et pleuré bien des âmes.

Elle était triste et calme à la chute du jour,
L’église où nous entrâmes ;
L’autel sans serviteur, comme un cœur sans amour,
Avait éteint ses flammes.

Les antiennes du soir, dont autrefois saint Paul
Réglait les chants fidèles,
Sur les stalles du chœur d’où s’élance leur vol
Avaient ployé leurs ailes.

L’ardent musicien qui sur tous à pleins bords
Verse la sympathie,
L’homme-esprit n’était plus dans l’orgue, vaste corps
Dont l’âme était partie.

La main n’était plus là, qui, vivante et jetant
Le bruit par tous les pores,
Tout à l’heure pressait le clavier palpitant,
Plein de notes sonores,

Et les faisait jaillir sous son doigt souverain
Qui se crispe et s’allonge,
Et ruisseler le long des grands tubes d’airain
Comme l’eau d’une éponge.

L’orgue majestueux se taisait gravement
Dans la nef solitaire ;
L’orgue, le seul concert, le seul gémissement
Qui mêle aux cieux la terre !

La seule voix qui puisse, avec le flot dormant
Et les forêts bénies,
Murmurer ici-bas quelque commencement
Des choses infinies !

L’église s’endormait à l’heure où tu t’endors,
Ô sereine nature !
À peine, quelque lampe au fond des corridors
Étoilait l’ombre obscure.

À peine on entendait flotter quelque soupir,
Quelque basse parole,
Comme en une forêt qui vient de s’assoupir
Un dernier oiseau vole ;

Hélas ! et l’on sentait, de moment en moment,
Sous cette voûte sombre,
Quelque chose de grand, de saint et de charmant
S’évanouir dans l’ombre !

Elle était triste et calme à la chute du jour
L’église où nous entrâmes ;
L’autel sans serviteur, comme un cœur sans amour,
Avait éteint ses flammes.

Votre front se pencha, morne et tremblant alors,
Comme une nef qui sombre,
Tandis qu’on entendait dans la ville au dehors
Passer des voix sans nombre.

II.

Et ces voix qui passaient disaient joyeusement
« Bonheur ! gaîté ! délices !
À nous les coupes d’or pleines d’un vin charmant !
À d’autres les calices !

Jouissons ! l’heure est courte et tout fuit promptement
L’urne est vite remplie !
Le nœud de l’âme au corps, hélas ! à tout moment
Dans l’ombre se délie !

Tirons de chaque objet ce qu’il a de meilleur,
La chaleur de la flamme,
Le vin du raisin mûr, le parfum de la fleur,
Et l’amour de la femme !

Épuisons tout ! Usons du printemps enchanté
Jusqu’au dernier zéphire,
Du jour jusqu’au dernier rayon, de la beauté
Jusqu’au dernier sourire !

Allons jusqu’à la fin de tout, en bien vivant,
D’ivresses en ivresses,
Une chose qui meurt, mes amis, a souvent
De charmantes caresses !

Dans le vin que je bois, ce que j’aime le mieux
C’est la dernière goutte.
L’enivrante saveur du breuvage joyeux
Souvent s’y cache toute !

Sur chaque volupté pourquoi nous hâter tous,
Sans plonger dans son onde,
Pour voir si quelque perle ignorée avant nous
N’est pas sous l’eau profonde ?

Que sert de n’effleurer qu’à peine ce qu’on tient,
Quand on a les mains pleines,
Et de vivre essoufflé comme un enfant qui vient
De courir dans les plaines ?

Jouissons à loisir ! Du loisir tout renaît !
Le bonheur nous convie !
Faisons, comme un tison qu’on heurte au dur chenet,
Étinceler la vie !

N’imitons pas ce fou que l’ennui tient aux fers,
Qui pleure et qui s’admire.
Toujours les plus beaux fruits d’ici-bas sont offerts
Aux belles dents du rire !

Les plus tristes d’ailleurs, comme nous qui rions,
Souillent parfois leur âme.
Pour fondre ces grands cœurs il suffit des rayons
De l’or ou de la femme.

Ils tombent comme nous, malgré leur fol orgueil
Et leur vaine amertume ;
Les flots les plus hautains, dès que vient un écueil,
S’écroulent en écume !

Vivons donc ! et buvons, du soir jusqu’au matin,
Pour l’oubli de nous-même,
Et déployons gaîment la nappe du festin,
Linceul du chagrin blême !

L’ombre attachée aux pas du beau plaisir vermeil,
C’est la tristesse sombre.
Marchons les yeux toujours tournés vers le soleil ;
Nous ne verrons pas l’ombre !

Qu’importe le malheur, le deuil, le désespoir,
Que projettent nos joies,
Et que derrière nous quelque chose de noir
Se traîne sur nos voies !

Nous ne le savons pas. — Arrière les douleurs,
Et les regrets moroses !
Faut-il donc, en fanant des couronnes de fleurs,
Avoir pitié des roses ?

Les vrais biens dans ce monde, — et l’autre est importun !
C’est tout ce qui nous fête,
Tout ce qui met un chant, un rayon, un parfum,
Autour de notre tête !

Ce n’est jamais demain, c’est toujours aujourd’hui !
C’est la joie et le rire !
C’est un sein éclatant peut-être plein d’ennui,
Qu’on baise et qui soupire !

C’est l’orgie opulente, enviée au-dehors,
Contente, épanouie,
Qui rit, et qui chancelle, et qui boit à pleins bords,
De flambeaux éblouie ! »

III.

Et tandis que ces voix, que tout semblait grossir,
Voix d’une ville entière,
Disaient : Santé, bonheur, joie, orgueil et plaisir !
Votre œil disait : Prière !

IV.

Elles parlaient tout haut et vous parliez tout bas
— « Dieu qui m’avez fait naître,
Vous m’avez réservée ici pour des combats
Dont je tremble, ô mon maître !

Ayez pitié ! — L’esquif où chancellent mes pas
Est sans voile et sans rames.
Comme pour les enfants, pourquoi n’avez-vous pas
Des anges pour les femmes ?

Je sais que tous nos jours ne sont rien, Dieu tonnant,
Devant vos jours sans nombre.
Vous seul êtes réel, palpable et rayonnant ;
Tout le reste est de l’ombre.

Je le sais. Mais cette ombre où nos cœurs sont flottants,
J’y demande ma route.
Quelqu’un répondra-t-il ? Je prie, et puis j’attends !
J’appelle, et puis j’écoute !

Nul ne vient. Seulement par instants, sous mes pas,
Je sens d’affreuses trames.
Comme pour les enfants, pourquoi n’avez-vous pas
Des anges pour les femmes ?

Seigneur ! autour de moi, ni le foyer joyeux,
Ni la famille douce,
Ni l’orgueilleux palais qui touche presque aux cieux,
Ni le nid dans la mousse,

Ni le fanal pieux qui montre le chemin,
Ni pitié, ni tendresse,
Hélas ! ni l’amitié qui nous serre la main,
Ni l’amour qui la presse,

Seigneur, autour de moi rien n’est resté debout !
Je pleure et je végète,
Oubliée au milieu des ruines de tout,
Comme ce qu’on rejette !

Pourtant je n’ai rien fait à ce monde d’airain,
Vous le savez vous-même.
Toutes mes actions passent le front serein
Devant votre œil suprême.

Jusqu’à ce que le pauvre en ait pris la moitié,
Tout ce que j’ai me pèse.
Personne ne me plaint. Moi, de tous j’ai pitié.
Moi, je souffre et j’apaise !

Jamais de votre haine ou de votre faveur
Je n’ai dit : Que m’importe !
J’ai toujours au passant que je voyais rêveur
Enseigné votre porte.

Vous le savez. — Pourtant mes pleurs que vous voyez,
Seigneur, qui les essuie ?
Tout se rompt sous ma main, tout tremble sous mes pieds,
Tout coule où je m’appuie.

Ma vie est sans bonheur, mon berceau fut sans jeux.
Cette loi, c’est la vôtre !
Tous les rayons de jour de mon ciel orageux
S’en vont l’un après l’autre.

Je n’ai plus même, hélas ! le flux et le reflux
Des clartés et des ombres.
Mon esprit chaque jour descend de plus en plus
Parmi les rêves sombres.

On dit que sur les cœurs, pleins de trouble et d’effroi,
Votre grâce s’épanche.
Soutenez-moi, Seigneur ! Seigneur, soutenez-moi,
Car je sens que tout penche ! »

V.

Et moi, je contemplais celle qui priait Dieu
Dans l’enceinte sacrée,
La trouvant grave et douce et digne du saint lieu,
Cette belle éplorée.

Et je lui dis, tâchant de ne pas la troubler,
La pauvre enfant qui pleure,
Si par hasard dans l’ombre elle entendait parler
Quelque autre voix meilleure,

Car au déclin des ans comme au matin des jours,
Joie, extase ou martyre,
Un autel que rencontre une femme a toujours
Quelque chose à lui dire !

VI.

« Ô madame ! pourquoi ce chagrin qui vous suit,
Pourquoi pleurer encore,
Vous, femme au cœur charmant, sombre comme la nuit,
Douce comme l’aurore ?

Qu’importe que la vie, inégale ici-bas
Pour l’homme et pour la femme,
Se dérobe et soit prête à rompre sous vos pas ?
N’avez-vous pas votre âme ?

Votre âme qui bientôt fuira peut-être ailleurs
Vers les régions pures,
Et vous emportera plus loin que nos douleurs,
Plus loin que nos murmures !

Soyez comme l’oiseau, posé pour un instant
Sur des rameaux trop frêles,
Qui sent ployer la branche et qui chante pourtant,
Sachant qu’il a des ailes ! »

Octobre 18…

Victor Hugo

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