Aux manes de M. de Genonville

Voltaire
par Voltaire
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Toi que le ciel jaloux ravit dans son printemps,
Toi de qui je conserve un souvenir fidèle
Vainqueur de la mort et du temps,
Toi dont la perte, après dix ans,
M’est encore affreuse et nouvelle ;
Si tout n’est pas détruit, si sur les sombres bords
Ce souffle si caché, cette faible étincelle,
Cet esprit, le moteur et l’esclave du corps,
Ce je ne sais quel sens qu’on nomme âme immortelle,
Reste inconnu de nous, est vivant chez les morts ;
S’il est vrai que tu sois, et si tu peux m’entendre,
Ô mon cher Genonville, avec plaisir reçois
Ces vers et ces soupirs que je donne à ta cendre,
Monument d’un amour immortel comme toi.
Il te souvient du temps où l’aimable Egérie,
Dans les beaux jours de notre vie,
Ecoutait nos chansons, partageait nos ardeurs.
Nous nous aimions tous trois ; la raison, la folie,
L’amour, l’enchantement des plus tendres erreurs,
Tout réunissait nos trois cœurs.
Que nous étions heureux ! même cette indigence,
Triste compagne des beaux jours,
Ne put de notre joie empoisonner le cours.
Jeunes, gais, satisfaits, sans soins, sans prévoyance,
Aux douceurs du présent bornant tous nos désirs,
Quel besoin avions-nous d’une vaine abondance ?
Ces plaisirs, ces beaux jours coulés dans la mollesse,
Ces ris, enfants de l’allégresse,
Sont passés avec toi dans la nuit du trépas.
Le ciel, en récompense, accorde à ta maîtresse
Des grandeurs et de la richesse,
Appuis de l’âge mûr, éclatant embarras
Faible soulagement quand on perd sa jeunesse.
La fortune est chez elle où fût jadis l’amour.
Les plaisirs ont leur temps ; la sagesse a son tour.
L’amour s’est envolé sur l’aile du bel âge ;
Mais jamais l’amitié ne fuit du cœur du sage.
Nous chantons quelquefois et tes vers et les miens ;
De ton aimable esprit nous célébrons les charmes ;
Ton nom se mêle encore à tous nos entretiens ;
Nous lisons tes écrits, nous les baignons de larmes :
Loin de nous à jamais ces mortels endurcis,
Indignes du beau nom, du nom sacré d’amis,
Ou toujours remplis d’eux, ou toujours hors d’eux même,
Au monde, à l’inconstance ardents à se livrer,
Malheureux, dont le cœur ne sait pas comme on aime,
Et qui n’ont point connu la douceur de pleurer !

Voltaire

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